vendredi 2 octobre 2015

Aziza des Caraïbes




Le beau temps laissait un peu de répit à notre escapade même si les vagues étaient hautes et donnaient un effet de tangage qui me rappelait quelques bons souvenirs de marin. Je me tenais droit comme un i, pour bien sentir l’effet du mouvement et humer l’air à pleins poumons, la bruine s’écrasant sur mon visage comme des milliers de petits coups de fouet.  

Je souriais à cette évocation et je revenais quelques dizaines d’années en arrière à l’époque du Capitaine Longfellows qui avait décidé de nous faire faire le tour du monde, « afin de vous aguerrir à toutes situations » aimait-il nous répéter jusqu’à nous en casser les oreilles. Il n’avait pas eu tort finalement, car une vie et plusieurs commandements de navires plus tard, j’y pensais encore…

Nous étions resté quelques mois en cale sèche à proximité de Madagascar pour cause de réparation du brick goélette « L’Espadon’, un bateau-école de quelques dizaines de mousses, encadrés par tout autant de personnel enseignant, en plus de l’équipage principal qui nous servait de référent. Nous avions pris quartiers au nord-ouest sur l’île  de Nosy Iranja, un endroit paradisiaque où nous fîmes l’expérience de la vie en communauté, avec ses bons et mauvais côtés. 

Tout commença avec les corvées de linge que nous nous partagions et chaque jour, à tour de rôle, deux d’entre nous allaient de l’autre côté du banc de sable à Nosy Iranja Kely, endroit où nulle habitation officielle n’existait. Sauf…

Quelques planches et des feuilles de palmiers disposées plus que construites, abritaient une jeune fille du pays qui servait de lavandière aux navires étrangers de passage, afin de les aider dans leur tâche et prendre à l’occasion quelques pièces d’or. Travail oblige. Pourtant la petite Aziza semblait dénuée de toute cupidité, et tout juste si elle donnait l’impression de s’intéresser à l’argent. 

« Je suis comme le vent qui passe. » aimait-elle à répéter avec un sourire très doux, ponctué de dents blanches immaculées. Sa peau couleur chocolat au lait donnait envie de la toucher tant elle évoquait de la douceur, et sa démarche qui balançait faisait tourner la tête à tous ceux qui l’avait vue, corbeilles à linge sur la tête et main sur la hanche…

Fin stratège, Longfellows avait bien vu le coup arriver et avait partagé équitablement les corvées de linge pour chacun. Ce qui ne fit que reporter le problème, qui se compliqua quand l’équipage et le personnel enseignant se portèrent volontaires pour la corvée de linge.

Certains des jeunes mousses avaient du se confier à leurs ainés, ou plutôt se vanter, car Aziza, outre ses formes et sa peau de pêche, avait des capacités amoureuses très différentes des us et coutumes anglo-saxonnes habituelles. Une absence de tabous et de pudeur quasi-exceptionnelle, une pathologie très rare chez une femme, avait rendu « addict » tous les mousses de L’Espadon.

Chacun avaient encore dans les yeux des souvenirs d’extase et de liberté jamais connus dans des bras, sans imaginer un instant que ce comportement sexuel était naturel et non réservé à leur personne. Aziza était comme ça et je n’ose préciser ici les ébats et attouchements auxquels les mousses eurent droit de sa part…Je pensais moi-même que cet amour était unique et prodigué à moi-seul  ! Je fomentais alors de quitter la marine et de trouver du travail dans la région, pêcheur de crevettes ou quelque chose dans le genre. Ethan économisait déjà pour la ramener aux Caraïbes, pendant que William songeait à la peindre et à en faire son égérie pour une grande carrière artistique. D’autres avaient des idées bien moins nobles ou prestigieuses, et songeaient à l’épouser pour en faire la femme de leur vie. Avec gosses, ménage, vaisselle, et toutes ces choses passionnantes…

Sur ce, le Capitaine Longfellows coupa à tous l’herbe sous le pied et la fin des réparations arrivant, l’embarqua à bord pour une longue traversée de plusieurs mois et à usage personnel, avant de retrouver à Portland bien sûr sa chère et tendre épouse. Mais l’équipage et les enseignants maritimes frustrés, réclamèrent Aziza comme un dû sur le chemin du retour et purent enfin goûter à ce fruit innocent dont ils étaient loin d’imaginer les saveurs. Ce qui entraina le courroux de tous les jeunes mousses mus par une jalousie sans nom.

L’Espadon étant à deux doigts de la mutinerie générale, Longfellows du se résoudre à mettre Aziza dans un canot, alors proche d’une petite île caribéenne avec plusieurs jours de vivre et la moitié de la solde de tous les passagers du bateau-école, finalement reconnaissants.

Et on ne la revit jamais. 

Un remous fit alors sursauter la goélette et je revins sur le Poséidon quelques décennies  plus tard, le tricorne ébouriffé et un peu déçu par moi-même de l’avoir oubliée...


Jack Rackham

mardi 15 septembre 2015

L'Amour de l'Art



Le Poséidon continuait sa course, pourfendant les vents et les flots comme s’il craignait d’être rattrapé par tous les démons des Caraïbes. Le Capitaine Jack semblait contrarié et dirigeait l’équipage durement pour rejoindre le point imaginaire d’une île qu’il avait cru voir sur une carte, mais qui n’existait que sous son tricorne…

Au fil des nœuds et des miles marins, Jack se détendit et il redevint l’homme de courtoisie que nous connaissions tous, sauf pour la pratique du « Tonkin fourchette », dérivé d’un jeu de cartes  pour lequel il était sans vergogne. Sans doute l’arrivée sur le pont d’une des cantinières dont je lui avais glissé deux mots lors d’une aventure précédente.

Il ordonnait d’ailleurs de faire halte au prochain ponton, histoire de se dégourdir les jambes et d’épater aussi la demoiselle sur ses prérogatives de seul Maître à bord. Nous étions en pleine mer, sans accostage possible en vue quand quelques mouettes nous prévinrent d’une terre proche. Une île minuscule était bien là, à proximité d’un embarcadère avec laquelle elle semblait faire corps. Une dizaine de personnes étaient là, tels des naufragés ayant décidé d’habiter cet endroit perdu entre les océans. Une sorte de syndrome de Stockholm avait fait son œuvre avec cette île,et ce fut avec grandes difficultés que le Capitaine les décida à monter prendre un thé sur la goélette.

- Juste un thé et pas plus. C’est que j’ai des choses à faire dans mon jardin, la saison n’attend pas. Dit le premier, un grand dégingandé ayant l’air de sortir d’un asile de fou. 

 -  Fruits de la passion, c’est un parfum pour les glaces normalement mais puisqu’on est de sortie… Rajouta un pingouin en costume sorti directement de l’armoire à linge de Groucho Marx, s’il avait déjà existé.

Tous les autres étaient tout aussi cocasses mais aussi inoffensifs, et certains commençaient à trouver l’endroit à leur goût, regardant le poste de commandement dans tous ses recoins ou jouant avec le cabestan. Sourire au bec et barbe du dimanche tournés vers sa colombine, Rackham prenait ces Islandiers en main et proposait une après-midi « Artistes et Modèles «  sur le pont même, afin d’occuper les invités et l’équipage, d’un commun échange. 

L’idée sembla faire l’unanimité et chacun prit crayons, couleurs ou fusains, se partageant les activités à tour de rôle. Jack, comme une réminiscence de sa jeunesse qu’il nous avait raconté jadis (> Poser pour Toi), prit les crayons et esquissa les croquis des quelques volontaires qui avaient bien voulu poser pour lui. Ému, il laissa ensuite la place aux autres qui se languissait de dessiner à leur tour. 
Mais repoussant son tricorne au dessus de sa tête, l’œil du Capitaine se mit à briller et il se revit avec Katia à l’orée de sa vie…

C’est à ce moment-là que je lui mis une grande tape dans le dos, au point de lui couper le souffle, comme j’avais l’habitude de le faire.

    -Teheuteu ! Bosco ! Ca ne va pas la tête, non ? Toussotant encore, furax.
      - Sorry Capitaine, j’ai pensé que ce n’était pas bon pour vous de regretter le temps passé. Moi-même,  j’ai bien connu une contorsionniste qui travaillait dans un cirque, et bien je ne suis pas devenu acrobate pour autant. Pourtant, on a tout essayé, vous pouvez me croire…

J’esquissais déjà un grand sourire de mes dents blanches au Capitaine, qui se tournait vers la cantinière que je lui avais présentée au début de cette histoire.

     - Et tu fais quoi toi ? Frottant son menton mal rasé.
  
     - Pâtissière…^^




Bosco, maître-cuisinier du Poséidon.

Illustration Jan Sanders, « Les Gars de la Marine » pour les éditions Glénat.


dimanche 6 septembre 2015

Emporté par la Houle



Deux ans ont passé depuis notre départ de l’île du Crâne, et pour la première fois j’ai envie de raconter nos aventures. Mon journal de bord est grand ouvert à côté de mon nouveau portable, et il sent bon l’encre et les embruns imprégnés dans le papier, pour toujours. Il était une fois…
La côte s’éloignait de nous inexorablement et le temps d’un changement de quart où la moitié des hommes étaient sollicités par les manœuvres maritimes, nous échangions parfois quelques sourires complices, comme unis par le mauvais tour que nous étions en train de jouer à nos amis, voisins et commerçants de l’île du Crâne. Enfin surtout l’épicière, car certains d’entre nous y avaient laissé quelques ardoises impayées. Non point. L’appel de la mer avait fait son œuvre tout simplement, mais il y avait une chose que fort de nos batailles et nos voyages sur toutes les mers du monde nous n’avions jamais connu : L’ennui.

C’est ainsi que partant dans la nuit sur un Poséidon plus silencieux que jamais, je laissais derrière moi Katia et toutes les moussaillonnes que j’avais connues là-bas, n’emportant avec moi que leurs souvenirs…
Bien décidés à reprendre la vie maritime d'un nouveau pied, hormis le temps d’un crochet en Floride pour y déposer Tim Mangouste pris d’une envie d’émancipation professionnelle bien légitime aussi, nous mîmes le cap au hasard des alizés, comme le ferait dans d'autres temps un certain RAHAN avec son coutelas tournant, choisissant sa direction au hasard.

Mais le temps s’en mêla, en deux mots, et bientôt de forts vents nous secouèrent comme une coquille de noix au point que pour continuer à rester debout sur le pont près du gouvernail, Bosco fut obligé de m’attacher au mât, tel ULYSSE affrontant les chants des sirènes.
C’est à ce moment-là que je reçus quelque chose sur le crâne, qui m’envoya illico au pays des songes embrumés…

- Hgnn…
(Je me réveillais comme après une longue nuit à boire du rhum.)

Je regardais autour de moi et…

Je m’aperçus que le bateau avait disparu mais que j’étais encore bel et bien attaché à son mât flottant sur l’eau, arraché lors de ces intempéries titanesques. Gesticulant avec ma délicatesse habituelle, je constatais que j’étais prisonnier des cordes bien serrées autour de moi, surtout que Bosco n’y était pas allé de main morte.
- Han ! Je serre fort Captain, je ne voudrais pas vous perdre dans la tempête !

- Ben ça non Bosco, tu peux y aller. Même au pays des morts, je serais bien capable de venir te demander des comptes et te botter les  fesses !

Il ne risquait rien, surtout que j’étais tout seul perdu en pleine mer, sans une once de grain ou même une petite brise. Je regardais encore autour de moi et je vis mon tricorne flottant, pas très loin. Pour me consoler, je me dis à moi-même que j’avais eu de la chance de le retrouver...
Les heures passaient et je commençais à voir des mirages, un peu que je n’avais rien bu depuis la veille - je parle d’eau – mais plus encore, rien mangé du tout ! J’entendis une voix, un peu lointaine au début, puis un peu plus fort avec de la musique.

Une jolie chanteuse sortit de l’écume, telle un ange aux grands yeux qui vous regardait comme si elle allait vous manger, des cheveux bouclés descendant sur ses seins mouillés. Elle paraissaitait venir tout droit de l’Olympe et entonna de sa voix forte et douce un nouveau couplet d’une ode à l’amour qu’il me semblait connaitre… Flottant paisiblement au milieu des planches éparpillées, je fermais les yeux en m’abandonnant à la voix enchanteresse, en espérant qui savait une bonne surprise venue des Dieux des mers. Sans doute qu’en hommage au feu POSEIDON, on m’avait gratifié de quelques avantages, ce qu’au fond de moi je souhaitais depuis un bon moment. Alors bercé par la houle, j’attendais…
Je ressentis tout à coup une sensation extraordinaire qui me secoua tout le corps, devenu comme une corde de harpe qu’on lâche tout à coup.  J’ouvris un œil pour apercevoir l’auteur d’un tel bienfait, quand je me relevais d’un bond.

- Bosco !

- Ah, Captain ! On croyait bien ne plus vous réveiller, vous aviez pris une grosse poulie sur la tête avec une telle force… Un peu de musique a eu l’air de vous faire du bien et vous a ramené à nous !

- Oui…euh…Je…Personne n’était là à l’instant ?

- Quelqu’un des cuisines est venu, je lui avais commandé quelque chose de spécial, que vous aimez bien...(En appuyant le clin d’œil.)

« Une part de tarte aux fraises ? »M’illuminais-je.  

Je frottais mon menton mal rasé en souriant, et remontait mon col de Capitaine. Il y avait quelqu’un sur ce bateau qui donnait envie de continuer l’aventure dans cette direction, et j’ajustais bien mon tricorne en fronçant les sourcils et tournait les talons, vers les cuisines...
Mais ça, c’est une autre histoire.


Jack RACKHAM